Témoignage d’Etienne Chomé dans la Revue F.O.I., n° 23, 2009, p. 34 et 35.


Mon histoire est marquée par les conflits dès ma naissance au Rwanda, pays sortant à l’époque de la guerre. Deux ans avant le divorce de mes parents, le Père, dans sa bonté, me fit vivre quelque chose de la Transfiguration. J’avais 15 ans. Depuis lors, Jésus devint mon précieux guide dans mes petits conflits du quotidien. À son école, j’ai appris concrètement à prendre du recul, à trouver la paix en moi, à puiser à la prière et aux sacrements. Ces sources inépuisables de l’Amour ont tant de fois renouvelé mon coeur et les regards que je portais sur les autres, dans mes relations difficiles. Je sais d’expérience pouvoir compter sur le Seigneur : Il veut et peut donner les forces du pardon autant de fois que nécessaire. J’ai approfondi les trésors de la vie spirituelle pendant 15 ans. Arriva la semaine communautaire de 1995, à Sablonceaux. Je fus saisi aux entrailles pendant les deux jours consacrés à la non-violence, avec Alfred Bour, j’étais placé en face de mes propres petites violences du quotidien : mes énervements, mes jugements, mes reproches, mon besoin de tout contrôler à la maison. L’Esprit Saint m’enleva toutes mes bonnes raisons justificatrices et Il m’appela à retourner à l’école en me promettant un chemin neuf. Les moyens concrets de rompre avec cette violence existent.
J’ai été mis en route, j’ai cherché, j’ai lu. Je connaissais déjà bien la non-violence active mais je découvris la communication non-violente qui transforma ma vie. Elle m’apprit le rôle utile de nos sentiments désagréables, ils sont des cadeaux de notre vie psychique qui nous invitent à prendre soin d’un besoin en souffrance. J’ai appris à écouter les clignotants qui s’allumaient en moi : la frustration, l’agacement, la fatigue, la jalousie sont de précieuses informations qui m’indiquent le chemin d’une valeur non respectée en moi. J’ai compris que mes fréquentes colères étaient un sentiment second, une alarme qui se met en route après que je n’aie pas pris au sérieux le message de ces premiers clignotants. J’ai pu peu à peu apprivoiser cette dimension psychique de ma vie intérieure. Pour l’« ingénieur de père en fils » que j’étais, elle avait été une inconnue jusque là. C’était comme une boîte noire d’avion, pleine d’informations précieuses mais dont je n’avais pas reçu les décodeurs et dont je ne faisais donc rien. J’ouvris les yeux sur un mécanisme profond : ma violence à l’égard de ma femme et de mes enfants venait à la racine d’une violence que je me faisais à moi-même, du fait que je me coupais de mes émotions et de mes tripes. Je croyais aimer les autres à ne pas m’écouter, moi. En fait, je faisais subir à tout le monde cette violence de moi à moi. Nos jugements qui dévalorisent viennent de notre incapacité à valoriser ce que nous vivons, nos reproches qui culpabilisent sont le prix payés de notre incapacité à prendre soin de ce qui est important pour nous. Au lieu d’utiliser mes énergies à punir celui qui me blesse, je peux choisir de diriger mon attention sur ce qui en moi est atteint par son attitude. Au lieu de perdre mon temps à regarder ce qui ne va pas chez l’autre et à lui faire la guerre, je peux mobiliser mes ressources intérieures et prendre les initiatives adéquates à ma préoccupation.
Ce chemin m’a progressivement guéri d’une division en moi, où cohabitaient difficilement la vie lumineuse de ma spiritualité et le cloaque grouillant de mon humanité, c’était comme deux liquides à densité différente. Il y avait mon côté Dr Jekyll, radicalement à la suite de Jésus, poisson dans l’eau
en prière et en mission. Et puis il y avait l’impulsif Mister Hyde, le mari colérique, le père de famille capable de gestes agressifs et de paroles poisons, le frère qui ne pouvait pas s’empêcher d’être mordant ou tranchant. Cet être laid, d’autant plus dangereux qu’incontrôlable, je le combattais de toutes mes forces spirituelles, j’en avais honte et je le repoussais le plus possible au fond de mon être. J’allais à la messe régulièrement, j’allais me confesser mais malgré toutes mes bonnes résolutions, il était là, tapi dans les creux du quotidien. J’étais assoiffé de spiritualité, je cherchais à être un saint, en fait je me condamnais à une double vie : celle de l’ange dont l’ombre est d’autant plus bestiale qu’elle est refoulée. J’ai été libéré du cycle infernal en apprenant à respecter ma vie psychique, à entrer dans ma boîte noire, à oser m’écouter et me dire à moi-même. Ce bienveillant dialogue intérieur de moi à moi a porté des fruits d’unité intérieure mais également de liberté et de fraternité.
Chemin de liberté par rapport aux engrenages qui s’enclenchaient en moi de manière automatique lorsque quelqu’un appuyait sur un point sensible. En prenant conscience d’un automatisme, j’en prenais distance puis je cessais peu à peu d’en être esclave.
Chemin de fraternité car cette écoute de moi-même m’a étonnamment désencombré de moi-même. Nos soucis ont surtout besoin d’être accueillis, valorisés, pas d’être satisfaits. Ce chemin de bon compagnon avec et pour moi-même ne m’a pas conduit à un nombrilisme égocentrique. Plus j’ai appris à entretenir mon propre jardin, moins j’ai étalé aux autres mes préoccupations, moins j’ai pesé sur les autres pour qu’ils s’occupent de moi et corollairement, plus j’ai pu les écouter eux quand ils étaient en difficulté émotionnelle. Je ne prenais plus sur moi leur agressivité, je devenais attentif à écouter au-delà de leurs jugements et de leurs reproches ce qui est important pour eux. Je parvenais à leur offrir une réelle disponibilité au moyen d’une écoute au bon endroit de leur problème. Cette communication vraie et sincère, délivrée des jeux de pouvoir est le lieu d’une bonté et d’une générosité, où coulent les sources d’eau vive.
Je mûrissais tout cela en moi à l’époque où la Communauté nous appela à aller vivre à l’île Maurice, qui venait de connaître en février 99 des émeutes sanglantes et des pillages. Hélène et Jean-Pierre Carosin ont été voir l’évêque de Port-Louis qui m’appela alors à y donner une formation en Gestion des conflits. Je n’aurai pas assez de toute ma vie pour rendre grâce de cet appel qui est pour moi chemin de salut (dans lequel l’accompagnement d’Hélène Carosin a été précieux). Maurice Piat me demanda deux choses : 1) que la formation soit ouverte à tous, audible par tous, hindous, chrétiens, musulmans, bouddhistes et athées, blancs, jaunes, bruns et noirs, 2) que je forme des Mauriciens dès que possible. J’ai commencé par travailler la relation parents-enfants. Les parents dont la vie de famille avait été transformée ont souhaité approfondir. J’ai quitté l’île Maurice six ans après, avec 45 animateurs validés. Cela a enclenché des choses qui me dépassent largement. Une animatrice est partie au Canada, une autre est rentrée en France et c’est ainsi que notre mouvement CommunicActions (cf. www.communicactions.org) est devenu international, avec bien des développements non programmés qui continuent de me surprendre, comme par exemple l’antenne espagnole très active. Les animateurs s’engagent dans les écoles, dans les prisons, dans les cités populaires, mais aussi dans des milieux « selects », dans les entreprises. Je reviens de plusieurs sessions animées en Côte d’Ivoire, où une suite est désirée. Deo gratias pour la vie qui coule en abondance lorsque nous pouvons être en vérité, coeur, corps, esprit et âme. La fausse vie est épuisante, la vraie vie est inépuisable.
« Il y a deux sortes d’efficacité, celle du typhon et celle de la sève » Albert Camus.