Voici des extraits de mon prochain livre, qui tentent de baliser le chemin qui nous conduit au cœur de notre cœur, à l’intérieur de nous et qui décrivent le cheminement que je propose une fois arrivés au cœur de mes sessions de formation !

 

Les participants à mes sessions, invités à présenter des situations conflictuelles, ont un même réflexe que je constate sur tous les continents : ils ne parlent pas spontanément d’eux-mêmes, ils parlent sur celui qui a dit une chose qui leur reste en travers de la gorge, celui qui leur « pompe l’air » et/ou qui les empêche de dormir... Quand nous collons à celui qui nous a blessés, la première étape est de démêler les bouts de chacun, de lâcher le bout de l’autre et de prendre rendez-vous avec soi-même pour prendre soin de son propre bout blessé. Au lieu de diriger notre attention sur l’autre en cherchant ce qui ne va pas chez lui, nous avons la liberté / la responsabilité d’écouter en nous la part qui est affectée. Le psychologue Richard Schwarz[1] propose un protocole de dialogue intérieur à partir de notre « self », qu’il définit comme cet espace intègre, intact, qui n’a pas été blessé par la vie et où règne le calme, la confiance, la compassion, la curiosité, la créativité, le courage, la clarté, la capacité à entrer en contact. De ce lieu-source en nous, nous pouvons apprendre à pratiquer la culture d’hospitalité pour la part blessée en nous, déployer un authentique dialogue avec elle, l’écouter, prendre en considération ce qu’elle nous dit de son vécu, de son besoin, de ses motivations...

Aussi en colère ou déprimée que puisse être une part de nous lorsqu’elle semble nous envahir tout entier, elle n’est pas le tout de nous. Si, du cœur de notre cœur, nous la considérons avec respect, cette part de nous va se décoller, se désidentifier, se désamalgamer d’avec nous-même. Je suis moi et elle est elle ; elle est une sous-personnalité de moi, elle n’est qu’une identité partielle et partiale de ma vie. Tant qu’au sein de ma famille intérieure, je ne la reconnais pas, elle risque d’être comme un enfant en manque d’attention qui fait beaucoup de bruit, se met au centre de la scène, tire sur la jupe de sa mère, est même capable de faire des bêtises et de se faire punir afin d’obtenir de l’attention, même négative. Par contre, tout comme un enfant qui a reçu l’attention dont il a besoin et qui dès lors s’en retourne jouer tranquillement dans un coin de la pièce, une part en moi peut accepter de se mettre de côté et me laisser entrer plus profondément en moi, à la rencontre de ma vérité profonde.

Sur ce chemin intérieur, nos sensations physiques et nos émotions sont de précieux cadeaux, des messagers fiables dont le rôle est de nous conduire là où se vit un blocage ou un déséquilibre en nous, afin que nous en prenions soin. C’est par la considération en douceur des boyaux tordus de notre vie psychique que nous pouvons nous délivrer de nos jugements, reproches et réflexes de contrôle sur les autres ; ces trois familles de poison relationnel sont l’amer salaire de mauvaises relations à l’intérieur de nous-mêmes. Nous les quittons d’autant plus aisément qu’avec curiosité, nous dé-couvrons (enlevons la couverture) nos propres fondements et motivations profondes. Dans cette « chasse au trésor » intérieure, les sentiments servent de panneaux indicateurs à un besoin en souffrance. Nos tripes se dénouent à mesure que nous offrons une présence pleine de respect pour chacune de nos parts.

Un point décisif de cet apprivoisement de notre vie psychique concerne les parties de nous que nous jugeons laides, celles dont nous avons honte, celles que nous combattons parfois de toutes nos forces spirituelles. Nous aimons et mettons en avant nos parts lumineuses, nos Docteur Jekyll, et nous enfermons nos Mister Hyde le plus loin possible au fond de notre cave, dans l’espoir d’en être débarrassés. Nous jugeons ceux-ci d’autant plus dangereux qu’ils semblent incontrôlables, alors qu’en fait, ils se comportent d’une manière d’autant plus incontrôlable qu’ils sont condamnés et refoulés, tout comme un enfant rejeté au sein d’une famille. Une révolution copernicienne se réalise quand nous cessons de combattre une part, quand nous apprenons à distinguer la part de ses actes : alors même que les actes peuvent être horribles, la part, elle, a une intention positive. Elle a besoin de sécurité et de bienveillance pour révéler pour quoi elle se comporte ainsi. D’après le modèle IFS, les « managers » qui contrôlent (parfois en tyran) ou les « pompiers » qui cherchent à éteindre l’incendie (oubli dans l’alcool, fuite dans la drogue, pornographie, boulimie de nourriture, de travail, de paroles, d’activités, ou l’inverse anorexique, etc.) sont comme des grands frères / grandes sœurs ; leur rôle est de protéger un-e petit-e de la famille intérieure, une part « exilée » qui ne pourra raconter son histoire et sa vérité tourmentée au « self » qu’après que le grand frère ait accepté de se mettre de côté. Et celui-ci ne le fera qu’après avoir été compris dans son rôle de protecteur et honoré dans ses compétences. C’est par ce processus bienveillant qu’une part peut accepter de revoir son comportement. Nous pouvons lui demander de lâcher un acte compulsif délétère, en cherchant ensemble une stratégie alternative qui soit socialement moins problématique et que, en outre, la part pourra adopter du fait qu’elle lui permet de continuer à jouer son rôle intérieur de protection.

Qui fait l’ange, fait la bête ; qui refoule ses Mister Hyde, se condamne à les subir au pire des moments. En sens inverse, qui peut offrir à ses parts apparemment hideuses du calme, de la douceur, de la curiosité, vit un chemin de liberté (les engrenages qui s’enclenchent en lui cessent d’être en position automatique ; ses parts peuvent lâcher leurs réflexes compulsifs et cesser d’intervenir contre son gré) et aussi un chemin d’unité intérieure (ses Docteurs Jekyll et ses Mister Hyde pourront fumer le calumet de la paix). En l’absence du « self » déficient, chaque part joue sa partition seule. Par contre, la cacophonie peut devenir symphonie en présence du « self », lorsqu’il joue son rôle de chef d’orchestre. Au fur et à mesure que nos parts sont comprises dans leurs besoins et qu’elles prennent ainsi leur juste place dans l’orchestre, le chemin qui mène au cœur de notre cœur se désencombre. Une part qui fait un pas de côté, correspond à une porte jusque-là fermée qui s’ouvre, donnant accès à des pièces plus intimes du château intérieur[2], ou bien elle est comme une roche qui roule, cessant d’obstruer la source et la laissant jaillir davantage[3]. C’est le cercle vertueux de la bienveillance : au départ, les parts ont besoin de notre considération bienveillante pour se débloquer. En sens inverse, la capacité de bienveillance se renforce à mesure que l’accès à la source se dégage. Le premier mouvement d’authenticité humaine qui part des violences dont nous sommes capables quand nous sommes blessés, nous conduit de l’extérieur vers l’intérieur : le défi est d’honorer les clignotants qui s’allument en nous dans nos corps, cœur et entrailles, les trois portes d’entrée à l’âme. Ce long chemin intérieur nous conduit peu à peu au lieu naturel en nous de la bonté et de la générosité, là où coulent les sources d’eau vive. Le deuxième mouvement va, lui, de l’intérieur vers l’extérieur : la source inépuisable et surabondante de l’Amour qui coule en nous au cœur de notre cœur, peut alors authentiquement alimenter chacune de nos parts qui souffre d’un manque de reconnaissance. Ce double mouvement suppose deux points de départ : 1) celui de notre humanité, en prenant au sérieux, humblement, la boue de nos relations conflictuelles, elle qui contient nos pépites les plus précieuses, 2) celui de notre âme qui choisit, en conscience libre et responsable, de plonger dans l’ombre de nous-mêmes, là même où nous pouvons faire les rencontres les plus lumineuses.

Ce cheminement par lequel nous apprivoisons notre humanité dans ses profondeurs produit des fruits à trois niveaux : liberté, unité intérieure, fraternité. Explicitons maintenant ce troisième volet, celui d’un meilleur dialogue avec les autres. Lorsque nous sommes blessés, la capacité à traduire nos propres jugements et reproches en trésor personnel nous apprend aussi à développer une empathie capable d’écouter les autres au bon endroit, lorsqu’eux-mêmes  sont blessés : c’est-à-dire ne pas entendre les jugements et reproches qu’ils disent sur les autres mais écouter ce qu’ils disent d’eux-mêmes, à l’occasion de ce qu’ils disent sur les autres. Au lieu de se faire avoir par les pièges habituels de la communication, il s’agit d’aller résolument à la pêche de leur propre trésor, en amont de leurs actes ou paroles-poison.

En voici une illustration, qui relève du champ interculturel. Un de mes amis est né de parents rwandais en Belgique la même année que moi. Noir de peau, il a toujours vécu à Bruxelles, jamais en Afrique. Il prend le métro chaque matin pour aller à son travail. À chaque fois, il doit subir le regard de Bruxellois qui semblent lui dire : « D’où tu viens ? », sous-entendu : « Tu n’es pas d’ici ; retourne donc chez toi » (ce que nous partageait Pierre Diarra dans sa communication d’hier). Le réflexe de mon ami est alors de soutenir ces regards, de les défier, de leur dire parfois sans mots, parfois avec les maux de la hargne, qu’il est né ici, Belge de plein droit et de plein exercice, qu’ils se trompent et qu’ils feraient mieux de prendre conscience de leur racisme inacceptable. Ces expériences l’écœurent. Il vit cette profonde souffrance qu’il ne sera jamais regardé comme vivant pleinement chez lui. Je peux compatir à sa souffrance, moi qui ai vécu cette expérience dans l’autre sens, lorsque je me retrouvais sur le sol africain dans mon pays natal et qu’on me rigolait à la figure quand je disais que j’étais d’ici.

En vérité, l’intégration de nos identités multiples ne dépend pas des regards des autres sur nous mais bien des rendez-vous de qualité que nous prenons nous-mêmes avec notre propre famille intérieure. Des regards d’incompréhension sur notre identité multiculturelle, nous en aurons toujours de la part d’autrui. Par contre, la hargne et la haine sont l’amer salaire de mauvaises relations à l’intérieur de nous, qui, elles dépendent de nous. Au moment où nous sommes envahis par une colère (ou une inquiétude, une tristesse…), nous pouvons de notre cœur profond, accueillir cette part en colère, l’écouter dans son besoin de justice, de respect de son espace vital propre, puis peu à peu, dé-couvrir d’autres parts blessées plus fragiles, plus cachées au fond de nous. Il convient, à chaque fois, de leur offrir de la compréhension et de la tendresse, rencontrer leur besoin d’être acceptées, leur offrir de notre cœur profond cette acceptation jusqu’à finalement connecter et combler notre besoin de nous accepter nous-mêmes tels que nous sommes, jusqu’à nous réconcilier pleinement avec notre propre histoire multiculturelle complexe. L’opération n’est pas intellectuelle, limitée à de la verbalisation ; elle relève de l’intelligence émotionnelle, dont le carburant est la douceur. C’est un déploiement intérieur par lequel une part racrapotée en nous (souvent âgée de peu d’années) peut enfin pleinement vivre, à la lumière de l’amour. Elle pourra alors mieux prendre toute sa place et rien que sa place au sein de la famille intérieure… Ce processus intérieur est à même de désactiver les blessures que provoquait jusque-là le regard des autres, il conduit à la paix véritable.

La paix faite avec nous-mêmes nous donne l’énergie douce[4] de faire la paix avec les autres, en leur offrant un espace de non-jugement, au sein duquel pourra se vivre l’acceptation bienveillante de leur propre histoire blessée et de leur propre identité plurielle. Le remède à la violence que provoquent nos vécus douloureux, c’est de la non-violence dans ce sens-là : le respect, la considération, rendus possible parce qu’au cœur du cœur de tout être humain, existe ce lieu-source, qui est en amont de nos cultures et de nos religions. Ce lieu nous est donné naturellement. Mon expérience dans les sessions que je donne un peu partout dans le monde est que, quelle que soit la religion des gens, quelle que soit leur culture, ils peuvent apprivoiser leur humanité, découvrir, pratiquer une culture d’hospitalité à l’égard des parts blessées de leur famille intérieure, et, à partir de là, de leurs familles extérieures. 

Telle est la bonne nouvelle de la communication vraie. Certes, cette compétence n’est pas la seule que requiert une gestion constructive des conflits. En amont de la communication vraie, les ressources du cadre de droit sont nécessaires pour créer les conditions de possibilité d’un dialogue délivré des jeux de pouvoir, des manipulations et des agendas cachés. Et en aval de la communication vraie, la négociation efficace nous délivre de nos réflexes de tirer la couverture à nous ; en cas d’intérêts divergents, nous avons besoin de capacité d’inventer la solution optimale, satisfaisante à toutes les parties. Mais le cœur du processus est bien de rencontrer chacun dans sa vérité et dans la paix dont il est porteur. La fausse vie est épuisante, la vraie vie est inépuisable.

Étienne CHOMÉ



[1] Il est le fondateur du protocole psychothérapeutique IFS (Internal Family System) ; cf. Richard Schwartz & Michael Nichols, Family Therapy : Concepts and Methods, Allyn and Bacon, Boston, 1991.

[2] Thérèse d’Avila, Le Château intérieur, disponible sur le net ; URL : lepaternoster.com/cariboost_files/Chateau_20Interieur.pdf.

[3] Ézéchiel 47, 1-12.

[4] « Heureux les doux, car ils recevront la terre en héritage » (Mt 5, 4).